Mai 2025
STYLE ET CONTEXTE
La démocratie américaine est-elle en danger ?
Cette question, posée dès la première page par Steven Levitsky et Daniel Ziblatt, n’a rien d’anecdotique. Elle marque le point de départ d’un ouvrage redoutablement lucide, qui décortique les ressorts de la dérive autoritaire aux États-Unis et, au-delà, dans toutes les démocraties contemporaines.
Ce point d’interrogation inaugural donne le ton. Les auteurs, deux politologues de Harvard, montrent que les démocraties ne meurent plus aujourd’hui par des coups d’État militaires ou des révolutions sanglantes, mais de manière plus insidieuse : à petits feux, de l’intérieur.
Le cœur de leur thèse repose sur l’érosion des normes démocratiques informelles : le respect mutuel entre adversaires politiques et la retenue dans l’usage du pouvoir institutionnel. Lorsque ces garde-fous se délient, l’arène politique devient un champ de guerre.
RÉSUMÉ PAR CHAPITRE
Funestes alliances
Les élites politiques jouent un rôle décisif dans la survie de la démocratie. Quand elles sacrifient les principes démocratiques au profit d’intérêts partisans, elles ouvrent la porte à des régimes autoritaires. Ces élites pensent souvent que des outsiders peuvent servir d’outils électoraux ou les aider à atteindre leurs objectifs politiques, mais elles sous-estiment leur dangerosité. Si l’exemple d’Hitler vient immédiatement à l’esprit, celui de Donald Trump est tout aussi parlant : de nombreux Républicains ont accepté de le soutenir, malgré ses dérives autoritaires, par peur de se couper de leur électorat.
Or, selon Levitsky et Ziblatt, certains signes doivent alerter dès l’émergence de ces figures : le rejet explicite des règles du jeu démocratique, la tolérance ou l’encouragement de la violence politique, la volonté de restreindre les droits civiques de certains groupes, ou encore le refus de reconnaître la légitimité des adversaires politiques. Quand ces signes sont ignorés ou relativisés, le système démocratique s’érode de l’intérieur avec, pour complice, le calcul cynique de partis qui croient pouvoir maîtriser l’irréparable.
Le filtrage des candidats
Les partis politiques ont longtemps joué un rôle de garde-fou en empêchant les candidats extrémistes, populistes ou autoritaires d’accéder aux postes de pouvoir. Ce filtrage repose sur une sélection interne rigoureuse : les partis choisissent des candidats respectueux des règles démocratiques, même s’ils sont populaires. Ce mécanisme s’affaiblit aujourd’hui, notamment avec la montée des primaires ouvertes, des réseaux sociaux et du star-système politique, qui permettent à des outsiders comme Trump d’éviter les filtres traditionnels du parti « Les partis sont les premières lignes de défense de la démocratie. Quand ils échouent à écarter les démagogues, la démocratie est en danger. »
L’abdication des républicains
Ce chapitre analyse comment le Parti républicain américain a progressivement abandonné son rôle de garde-fou démocratique face à Donald Trump. Au lieu de le rejeter pour ses discours populistes, racistes et autoritaires, la majorité des élites républicaines ont choisi de le soutenir ou de se taire, par opportunisme politique ou par peur de perdre leur électorat. Les auteurs montrent que cette abdication n’est pas anodine : lorsque les partis ne filtrent plus les candidats dangereux, la démocratie se fragilise.
Subvertir la démocratie
Les dirigeants élus démocratiquement peuvent ensuite saper les institutions de l’intérieur, sans coup d’État ni violence visible. Levitsky et Ziblatt identifient trois stratégies principales : Délégitimer les opposants et les médias (en les traitant d’ennemis, de menteurs, etc.) ; Affaiblir les contre-pouvoirs (justice, parlement, presse, universités, recherche, institutions indépendantes) ; Modifier les règles du jeu pour se maintenir au pouvoir (réformes électorales, manipulation des lois, etc.).
Les garde-fous de la démocratie
Les deux principes informels essentiels qui protègent les démocraties, au-delà des lois :
La tolérance mutuelle : les partis politiques doivent se reconnaître comme légitimes, même s’ils sont en désaccord. Cela signifie ne pas traiter l’adversaire comme un ennemi à éliminer.
La retenue institutionnelle : il s’agit pour les dirigeants de ne pas utiliser tout le pouvoir que leur confère la loi, par respect pour l’équilibre démocratique. Par exemple, ne pas nommer des alliés partisans à tous les postes de pouvoir, même si la Constitution le permet.
Quand ces deux garde-fous disparaissent, la démocratie devient une lutte sans règles, où l’on cherche à vaincre à tout prix, ce qui ouvre la voie à l’autoritarisme.
Les règles implicites
Les auteurs insistent sur le fait que la démocratie repose autant sur des normes informelles que sur des lois écrites. Ces règles implicites, telles la civilité, l’alternance pacifique du pouvoir, le respect des décisions judiciaires ne sont pas codifiées, mais elles sont cruciales pour la stabilité du système.
Levitsky et Ziblatt montrent que, lorsque ces règles implicites sont rompues ou ignorées, le système devient vulnérable, car les lois seules ne suffisent pas à empêcher les abus. La survie des démocraties dépend de la culture politique partagée, et pas seulement de leurs constitutions.
Le détricotage [de la démocratie]
Ce chapitre décrit la manière progressive, subtile et souvent invisible dont des dirigeants élus démocratiquement sapent les institutions de l’intérieur. Plutôt que de s’en prendre frontalement au système, ils utilisent les leviers du pouvoir pour affaiblir les contre-pouvoirs (justice, presse, opposition), modifier les règles électorales à leur avantage, et éroder les normes informelles qui font tenir une démocratie.
Une étape clé de ce processus est la transformation du pluralisme politique en polarisation hostile : les adversaires ne sont plus considérés comme des concurrents légitimes, mais comme des ennemis à abattre. En instaurant une logique de guerre morale, les dirigeants justifient les atteintes à l’état de droit par la nécessité de « sauver la nation ». Les discours accusateurs, les campagnes de diffamation et la criminalisation de l’opposition deviennent des outils politiques quotidiens.
Aux États-Unis, cette dynamique s’est particulièrement appuyée sur une frange dominante de la population - Blancs, anglophones, chrétiens et nés aux États-Unis - inquiète du recul de ses privilèges culturels et politiques. Ce sentiment de déclassement identitaire a nourri le soutien à des leaders prêts à détricoter la démocratie au nom d’une majorité « authentique », quitte à piétiner les principes fondamentaux du vivre-ensemble démocratique.
Trump an 1 : un bilan autoritaire
Dès sa première année au pouvoir, Trump adopte plusieurs attitudes typiques des dirigeants autoritaires : il attaque systématiquement la presse, remet en cause l’indépendance de la justice, refuse de reconnaître la légitimité de ses opposants et tente de saper la confiance dans les résultats électoraux. Il ne cache pas son admiration pour des leaders autoritaires à l’étranger, et il cherche à utiliser les institutions à son profit plutôt que de les respecter.
Cependant, les auteurs soulignent que les institutions américaines ont initialement résisté : les tribunaux, les médias et même certains membres du Parti républicain ont su limiter les excès de Trump. Mais cette résistance est fragile, d’autant plus que le parti républicain, au lieu de jouer son rôle de contrepoids, s’aligne de plus en plus sur lui, tolérant ses dérives par opportunisme ou par peur de perdre leur électorat.
Le bilan de cette première année montre donc un président qui n’a pas encore détruit la démocratie, mais qui en affaiblit les fondations, notamment en délégitimant les normes démocratiques essentielles. Ce début de mandat annonce ainsi une pente glissante vers une érosion plus profonde si aucune opposition institutionnelle ou civique forte ne s’organise.
Sauver la démocratie
Les auteurs insistent sur un point central : la démocratie ne repose pas uniquement sur des lois, mais aussi sur des normes informelles, comme le respect mutuel entre adversaires politiques et la retenue dans l’exercice du pouvoir. Ces normes, affaiblies aux États-Unis, doivent être restaurées.
Pour cela, ils appellent à une vaste coalition démocratique, rassemblant les forces politiques attachées à l’État de droit, y compris celles de droite modérée, afin d’isoler les mouvements extrémistes et autoritaires. Cette alliance suppose de faire passer la défense de la démocratie avant les intérêts partisans.
Ils insistent aussi sur la nécessité de réformer les institutions électorales et politiques (comme le système du collège électoral ou le découpage partisan des circonscriptions) pour garantir une meilleure représentation et réduire les logiques de polarisation.
Enfin, les auteurs rappellent que les démocraties meurent souvent quand les citoyens les abandonnent : ils encouragent donc la vigilance civique, l’engagement citoyen, et une culture politique fondée sur l’inclusion et le respect des différences.
IMPRESSIONS
Paru en 2019, ce livre pose des jalons essentiels, mais l’histoire ne s’est pas arrêtée là, les mécanismes autoritaires que dénoncent les auteurs ont non seulement perduré, mais se sont radicalisés. En ce sens, une suite intitulée Les 100 jours de Trump 2025 s’impose.