APPLEBAUM, Anne - Démocraties en déclin : réflexions sur la tentation autoritaire.
STYLE
Dans Les démocraties en déclin. Réflexions sur la tentative autoritaire, Applebaum propose une analyse lucide et personnelle de la crise actuelle des États de droit. Sa plume, à la fois précise et accessible, mêle observations personnelles, portraits vivants et récits documentés pour illustrer les dérives démocratiques. En établissant des liens avec son expérience intime, elle donne à son propos une portée émotionnelle discrète, mais percutante. Loin d’un ton professoral, elle adopte une écriture sobre et lucide, qui transmet une inquiétude maîtrisée face à l’aveuglement collectif et aux glissements insidieux des démocraties libérales vers l’autoritarisme.
RÉSUMÉ
À l’origine de cet essai, un constat intime : dans les années 1990, Applebaum fréquentait un cercle d’intellectuels de centre droit, profondément attachés aux principes démocratiques et à l’État de droit. Mais au fil du temps, ce groupe s’est scindé en deux entités irréconciliables, une partie de ses membres ayant basculé dans une radicalisation autoritaire. Ce point de départ personnel structure la réflexion de l’autrice tout au long du livre.
Applebaum décortique la manière dont la pensée nationaliste, autoritaire et libertarienne s’est imposée dans plusieurs pays occidentaux.
En Pologne, le parti Droit et Justice, dirigé par Jarosław Kaczyński, incarne cette dérive. L’autrice décrit une extrême droite qui rejette l’indépendance de la justice, instrumentalise l’éducation à des fins patriotiques et tente de prendre le contrôle des médias.
En Hongrie, elle évoque le cas de Viktor Orbán, qu’elle a connu dans les années 1980, avant qu’il ne s’engage sur une voie radicale. Depuis 2010, Orbán gouverne sans interruption, consolidant son pouvoir par la manipulation de l’information et l’attisement de la xénophobie. L’Union européenne a gelé plus de 21 milliards d’euros à destination de la Hongrie, dénonçant une détérioration inquiétante de l’État de droit.
En Espagne, le parti Vox reprend les postures autoritaires de l’époque franquiste. Son discours s’ancre dans une rhétorique nationaliste exacerbée, instrumentalisant les tensions avec la Catalogne pour promouvoir une recentralisation du pouvoir et renforcer la dimension religieuse du discours politique.
Au Royaume-Uni, le Brexit a ouvert la voie à un renouveau des forces d’extrême droite, notamment avec le Brexit Party, puis Reform UK. Ce dernier s’est appuyé sur le rejet de l’immigration, la critique de l’establishment européen et la promesse d’une société plus « pure », au détriment des valeurs pluralistes.
Donald Trump aux États-Unis cherche à délégitimer les institutions en insinuant la corruption généralisée et en instaurant une forme d’« équivalence morale » entre démocratie et autocratie. Dans cette vision complotiste, les élites - hommes d’affaires, technocrates de l’« État profond » - seraient les véritables maîtres du jeu démocratique, manipulant les peuples au nom d’un agenda caché.
L’autrice identifie plusieurs facteurs expliquant cette montée autoritaire : un profond sentiment de déception face aux promesses non tenues des démocraties libérales, un climat de frustration identitaire et sociale, et surtout la montée en puissance des théories du complot, qui minent la confiance dans les institutions traditionnelles.
L’essai s’achève sur un avertissement clair : aucun pays n’est immunisé contre la tentation autoritaire. « Je pense que ce qui se passe en Pologne, en Hongrie, pourrait arriver dans n’importe quel pays européen. Il s’est déjà passé quelque chose de tout à fait similaire aux États-Unis (…) alors que culturellement, historiquement, il n’y a pas plus différent de la Pologne que les États-Unis. »
IMPRESSIONS
À l’image de J.-F. Lépine dans Où s’en va la Chine ?, Anne Applebaum donne une dimension intime à son analyse politique. Les épisodes récurrents de rupture avec ses anciens alliés ne relèvent pas de la redondance, mais illustrent le désenchantement démocratique à l’échelle humaine.
Paul Jounet (La Presse, 10 novembre 2024) souligne avec justesse que la culture américaine, marquée par l’individualisme et la compétition, nourrit un terrain propice au ressentiment. Dans ce climat, la vérité factuelle s’efface au profit d’une vérité émotionnelle, fondée sur le vécu et le ressenti.
Ce glissement prend une tournure inquiétante à l’ère des réseaux sociaux. Une enquête du 7 novembre 2024 révèle comment des groupes extrémistes utilisent Discord pour radicaliser rapidement des adolescents vulnérables, parfois jusqu’à la mutilation ou au suicide.
Les menaces ne sont plus lointaines : elles s’installent dans nos foyers, s’infiltrent dans les pensées, jusqu’à faire vaciller nos repères. Comme l’écrit RISS (directeur de publication de Charlie Hebdo): « Elles se sont assises à notre table et les ont souillés de leur laideur. »