STYLE
Le style de Les Aveuglés de Sylvie Kauffmann est clair, rigoureux et documenté. À travers les témoignages des protagonistes des épisodes clés des années 2000 à 2020, l’autrice mêle récit journalistique et analyse géopolitique pour comprendre pourquoi l’Europe a ignoré les signaux annonçant la guerre en Ukraine : repli américain, aveuglement allemand, mépris pour les nouvelles démocraties de l’Est, russophilie d’une partie de l’élite française, stratégie ambivalente de Sarkozy et de Macron. L’essai est ponctué de récits concrets, d’anecdotes marquantes, de portraits vivants de dirigeants (Merkel, Poutine, Schröder, Macron), qui donnent chair à l’analyse. L’écriture, lucide et sobre, transmet une inquiétude maîtrisée face aux aveuglements stratégiques de l’Europe, en particulier de la France et de l’Allemagne.
RÉSUMÉ
Qui sont ces « aveuglés » ?
Ce sont la France et l’Allemagne, deux puissances européennes qui, pendant des années, ont refusé de voir la véritable nature du régime russe et les ambitions impériales de Vladimir Poutine. Sylvie Kauffmann retrace dans cet essai dense et passionnant les aveuglements diplomatiques, énergétiques et historiques qui ont conduit à une série de mauvais choix face à la Russie.
Une année charnière : 2008
Lors du sommet de l’OTAN à Bucarest, les candidatures de la Géorgie et de l’Ukraine sont rejetées sous pression franco-allemande. Ce refus, bien que tempéré par une promesse d’adhésion future, déclenche la colère de Poutine. Quelques mois plus tard, pendant les Jeux olympiques de Pékin, la Russie envahit la Géorgie. Premier signal fort du retour des ambitions impériales russes.
Une longue suite de compromissions
De l’échec de l’accord d’association UE-Ukraine en 2013 au soutien constant de Merkel au projet Nord Stream 2, malgré les mises en garde américaines et européennes, les grandes capitales européennes ont longtemps fait passer leurs intérêts économiques avant les impératifs géopolitiques. Le gaz devient une arme : dès 2006, Gazprom coupe l’approvisionnement de l’Ukraine en plein hiver.
Poutine, un président froid et calculateur
Trois événements fondateurs, largement ignorés à l’époque, auraient pourtant dû alerter l’Occident sur la brutalité du régime de Poutine :
En 1999, peu après sa nomination comme Premier ministre, une série d’attentats frappe des immeubles d’habitation en Russie, attribués aux Tchétchènes.
La guerre en Tchétchénie, qualifiée « d’opération antiterroriste », préfigure la stratégie russe en Syrie et en Ukraine.
En août 2000, le naufrage du sous-marin Koursk révèle un président impassible, prêt à sacrifier ses hommes plutôt que de demander de l’aide étrangère.
Ces épisodes dessinent le portrait d’un homme froid, stratège, méfiant envers l’Occident et déterminé à restaurer la puissance russe.
La Russie, l’Allemagne et la tentation de l’aveuglement
Malgré l’annexion de la Crimée en 2014 et la guerre déclenchée dans le Donbass, Merkel persiste à croire à la diplomatie. La psychologie allemande, marquée par la culpabilité envers la Russie depuis la Seconde Guerre mondiale et la gratitude pour la réunification, explique en partie cette posture. Mais elle devient une faiblesse.
L’Europe centrale ignorée
Les pays baltes et ceux d’Europe de l’Est n’ont cessé d’alerter sur la menace que représentait la Russie, mais leur voix a été ignorée par les élites franco-allemandes, souvent condescendantes. « On avait plus d’amitié avec les Russes qu’avec les Polonais », avoue un ancien haut responsable européen.
Le projet Nord Stream, symbole d’un aveuglement collectif
De Schröder, nommé à la tête de Nord Stream 2 peu après son départ du pouvoir, à Merkel qui défend le projet malgré l’annexion de la Crimée, ce gazoduc incarne la compromission européenne. Aujourd’hui détruit par une mystérieuse explosion, il repose au fond de la Baltique comme une métaphore des illusions perdues.
Une guerre coloniale ?
Poutine nie l’existence même de la nation ukrainienne dans son texte Sur l’unité historique des Russes et des Ukrainiens, perçu par les experts comme la justification idéologique d’une guerre à venir.
Après la crise du Maïdan, la Russie envahit la Crimée avec des « petits hommes verts ». Puis viennent Donetsk et Louhansk. La guerre s’installe.
Un révisionnisme dangereux
La Russie refuse toujours de faire le bilan de son passé stalinien. Contrairement à l’Allemagne qui a affronté ses démons nazis, la Russie réécrit l’histoire et nie ses responsabilités, même celles liées au pacte germano-soviétique à l’origine de la Seconde Guerre mondiale.
Une Europe naïve
Macron, en 2022, parle de ne pas « humilier la Russie », provoquant l’indignation des pays d’Europe de l’Est, qui ont subi la colonisation soviétique. Le conformisme occidental, sa peur d’un conflit avec Moscou, l’ont empêché d’agir à temps.
L’analyse géopolitique
Brzeziński affirmait : « Sans l’Ukraine, la Russie ne peut pas redevenir un empire ». Cette phrase résonne aujourd’hui comme une prédiction funeste. Car si Poutine veut recréer l’empire, il lui faut reconquérir l’Ukraine.
IMPRESSIONS
Un essai nécessaire, rigoureux et percutant.
Un livre essentiel pour comprendre comment, par confort, aveuglement ou naïveté, deux grandes puissances européennes ont laissé le champ libre à l’ambition impériale de Vladimir Poutine.
Si la géopolitique vous passionne, lisez Les Aveuglés !