RÉSUMÉ (aide-mémoire serait probablement un terme plus approprié 😉 )
La stratégie du fort
Dans la loi du plus fort du Nord au Sud, il y introduit le concept d’une « Amérique sans État d’âme », caractérisée non plus par des interventions militaires directes, mais par des sanctions extraterritoriales comme outils de coercition. L’ouvrage explore aussi les brutalités propres aux nouveaux Suds - les BRICS - telles que l’exigence de respect érigée en principe fondamental. Charillon suit ainsi la trajectoire qui mène, en Chine, des promesses de développement pacifique aux postures belliqueuses des « Loups guerriers », emblème d’une intimidation fondée sur l’intransigeance.
La stratégie du faible
Le faible ne dispose pas de l’argument d’autorité, mais il possède d’autres cordes à son arc pour se faire entendre — et parfois même se faire respecter. Incapable d’imposer sa volonté par la force, il peut recourir à des formes alternatives d’intimidation, notamment en explorant le registre de la nuisance, afin de dissuader certaines actions susceptibles de menacer sa sécurité ou ses intérêts.
C’est ce que rappelle l’exemple de l’Iran, adepte d’une stratégie d’intimidation en réseau. Plus discrète, l’intimidation « soft » consiste à se rendre incontournable : un État faible peut, par exemple, faire du chantage au blocage, comme on l’a vu dans l’Union européenne avec la Hongrie de Viktor Orbán, qui sait exploiter les règles du consensus à son avantage. Une autre forme d’intimidation consiste à brandir la menace de l’effondrement : un État peut faire peser sur ses voisins, ses alliés ou la communauté internationale le coût potentiel de son propre chaos. L’Argentine, avec ses relations tumultueuses avec le FMI, en offre une illustration récurrente. La crise financière grecque de 2008 en constitue également un exemple emblématique : fallait-il alors privilégier la solidarité avec un partenaire en difficulté, ou faire prévaloir la rigueur budgétaire, Athènes ayant violé les règles communes ? Certains allaient même jusqu’à envisager des sanctions, voire l’exclusion de la Grèce de la zone euro. Ce dilemme révèle toute la complexité de la gestion de l’intimidation exercée par un acteur perçu comme faible, mais capable d’ébranler l’équilibre collectif.
La stratégie du fou
À propos de la stratégie du fou, Pierre Charillon prend soin d’éviter toute confusion : aucun des dirigeants évoqués n’est fou au sens clinique du terme. Il ne s’agit pas de pathologies mentales, mais d’un usage calculé de l’imprévisibilité comme instrument politique. Le fou politique cultive le mystère : autour de sa personne, de ses intentions, et de son propre fonctionnement psychologique.
Cette stratégie repose sur une mise en scène permanente. L’individu capte toute l’attention médiatique et diplomatique, reléguant au second plan les institutions, les lois et les équilibres politiques, économiques ou sociaux de son pays. La force de l’intimidation repose sur l’impression qu’il est capable de tout : ses réactions sont volontairement disproportionnées, parfois brutales, insensibles aux indignations des modérés. C’est sa capacité à franchir les limites, à prendre des risques jugés déraisonnables, qui rend son comportement redoutable - et crédible.
L’objectif de cette posture est souvent de remettre en question l’ordre régional ou international existant. Elle marque le retour d’un homme fort qui rejette les règles établies, en contestant la légitimité du système multilatéral.
Charillon classe dans cette catégorie plusieurs figures emblématiques : Donald Trump, Hugo Chávez (président du Venezuela de 1999 à 2013), Alexandre Loukachenko, Kim Jong-un, Vladimir Poutine, ou encore le colonel Kadhafi. Il évoque aussi l’« atmosphère de punition » instaurée par le prince héritier saoudien Mohammed ben Salmane, notamment après l’assassinat du journaliste Jamal Khashoggi au consulat d’Arabie Saoudite à Istanbul. Les purges menées par Recep Tayyip Erdogan après le coup d’État manqué de juillet 2016 illustrent également cette stratégie. Enfin, Charillon cite l’intransigeance de Benjamin Nétanyahou à l’égard des ennemis de l’État d’Israël comme une ultime manifestation de cette posture politique.
Retour à la conquête territoriale
Dans cette partie, Pierre Charillon analyse le retour assumé à la conquête par la force, incarné notamment par Vladimir Poutine. Le président russe mise sur une stratégie de violence systémique, dont les précédents vont des exactions en Tchétchénie aux méthodes brutales du groupe Wagner, en passant par l’intervention militaire en Syrie. Ce même pari se prolonge avec l’invasion de l’Ukraine.
En Asie également, les tensions territoriales se multiplient : litiges frontaliers persistants, course aux armements, multiplication des démonstrations de force. Face à Taïwan, l’intimidation se fait plus rapide, plus agressive - à la fois par les manœuvres militaires, les pressions diplomatiques et les cyberattaques. On assiste à une escalade qui vise non seulement à dissuader, mais aussi à provoquer un possible embrasement.
L’attaque du 7 octobre 2023 contre Israël s’inscrit dans cette logique. Elle n’a pas tant surpris par son intensité que par l’incapacité à prendre au sérieux les tensions régionales persistantes. Alors qu’on croyait pouvoir reléguer la question palestinienne au passé, celle-ci reste profondément vivante dans les opinions publiques du monde arabe, musulman et du Sud global en général. Cette offensive du Hamas poursuit plusieurs objectifs clairs : montrer qu’une partie des forces en présence rejette toute dynamique diplomatique ; rappeler que la cause palestinienne demeure un puissant facteur de mobilisation dans le monde arabe ; démontrer, enfin, qu’Israël n’est pas inattaquable, malgré sa supériorité technologique et militaire. L’objectif n’était pas tant d’initier une logique d’intimidation classique, que de rompre brutalement un statu quo perçu comme injuste et oppressant. Les actions des alliés du Hamas - les Houthis, le Hezbollah, et d’autres groupes - participent à cette démonstration : même face à une puissance militaire dominante, il est possible de perturber gravement la vie politique, économique et sociale d’Israël. Il ne s’agit plus seulement d’une guerre asymétrique, mais d’une stratégie de châtiment politique et symbolique à grande échelle.
Qui profite de la violence du monde ?
Pierre Charillon avance plusieurs hypothèses pour penser les bénéficiaires de la montée des violences géopolitiques.
La première consiste à envisager une coordination des puissances révisionnistes, dans une volonté commune de remettre en cause l’ordre international dominé par les États-Unis et leurs alliés. L’invasion de l’Ukraine par la Russie et l’attaque du 7 octobre menée par le Hamas pourraient ainsi être vues comme deux fronts d’un même projet stratégique : rebattre les cartes du « Grand jeu » mondial. Ces événements ne seraient pas de simples coïncidences, mais les signes d’une convergence d’intérêts entre acteurs cherchant à défier l’hégémonie occidentale.
Une deuxième hypothèse évoque un monde sans maître, un ordre international désorganisé où les puissances secondaires ou régionales exploitent le vide stratégique pour faire avancer leur propre agenda. Dans ce contexte, la fragmentation du système mondial profite à ceux qui, sans chercher à dominer, veulent élargir leur marge de manœuvre à l’abri du regard des grandes puissances.
Une troisième possibilité serait l’ancrage dans des économies informelles ou mafieuses, à l’image du Venezuela ou du Honduras. Ces États prospèrent non pas malgré, mais grâce à l’instabilité : trafics, corruption et économies parallèles deviennent autant de leviers pour maintenir le pouvoir, loin des logiques de gouvernance classique.
Enfin, une dernière hypothèse repose sur le blocage volontaire de toute évolution diplomatique, misant sur l’absence de concertation entre grandes puissances et sur une logique de surenchère. Dans ce scénario, certains États refusent toute forme de négociation impliquant des concessions, préférant le statu quo ou la fuite en avant. La Corée du Nord illustre cette posture par son refus obstiné de tout dialogue avec la Corée du Sud ; Israël, dans sa configuration politique actuelle, s’oppose à toute relance du processus pouvant aboutir à la reconnaissance d’un État palestinien.
Les maillons faibles
Charillon interroge : « Qui sont les victimes les plus probables de l’intimidation ? »
Selon lui, il s’agit des acteurs les plus vulnérables sur les plans militaire, politique ou économique. Les régimes autoritaires se considèrent avantagés face à des démocraties qu’ils perçoivent comme affaiblies par des opinions publiques divisées, des contraintes budgétaires imposées par les attentes sociales, et un discours modéré dicté par un sens aigu des responsabilités.
Dans cette logique, certaines nations deviennent des victimes structurelles de l’histoire. Pour reprendre la formule célèbre : « le fort fait ce qu’il veut, le faible subit ce qu’il doit ». Cette catégorie inclut notamment les États en sursis permanent, menacés de disparition, ainsi que les peuples sans État, durablement privés de souveraineté.
Une autre forme d’asymétrie se manifeste dans la capacité des États à résister à l’intimidation économique. Il existe un fossé croissant entre, d’un côté, les pays vulnérables aux sanctions ou aux blocus en raison de leur dépendance économique, et de l’autre, ceux disposant d’une marge de manœuvre stratégique ou financière pour y faire face. Deux exemples illustrent cette disparité : Le cas des territoires palestiniens (Cisjordanie et Gaza), soumis à des sanctions unilatérales imposées par Israël, révèle une lutte profondément inégale, où l’un des protagonistes ne dispose d’aucune réelle capacité de riposte. À l’inverse, le Qatar, soumis à un embargo économique et diplomatique par l’Arabie Saoudite et ses alliés du Conseil de coopération du Golfe entre 2017 et 2021, a su résister en s’appuyant sur ses vastes ressources et alliances. Ce cas illustre une crise entre puissances riches, dont les conséquences, bien que sérieuses, n’ont rien de comparable à celles subies par des États ou territoires déjà précarisés.
Charillon examine les stratégies possibles pour freiner la brutalisation croissante des relations internationales. Entre l’inaction, l’apaisement qui tend à encourager l’agresseur, et l’intransigeance qui risque de provoquer une escalade, une voie intermédiaire consisterait à intégrer les puissances intimidatrices dans des cadres de coopération mutuellement bénéfiques. Mais cette stratégie d’engagement s’est heurtée à des limites : certains acteurs majeurs - États-Unis, Israël, Chine - n’avaient aucun intérêt à voir leurs rivaux (Iran, Corée du Nord, Russie) regagner un rôle stabilisé sur la scène internationale. Dès lors, les efforts d’intégration ont été partiels, sélectifs, souvent incohérents, voire contre-productifs.
L’heure du Sud et la fin du monopole occidental
L’ordre mondial hérité de la guerre froide, dominé par les puissances occidentales et centré sur le leadership américain, semble révolu. L’idée même d’un leadership unifié du Nord paraît aujourd’hui anachronique.
De plus en plus, des États non occidentaux qui usent de brutalité (comme la Russie ou l’Iran) reçoivent le soutien d’autres pays du Sud, au nom du droit à défendre leurs intérêts. Beaucoup dénoncent un double standard occidental : la violence de certains (ex. Israël à Gaza ou au Liban) n’est pas moins condamnable, mais moins condamnée. Ainsi, des pays refusent de sacrifier leurs intérêts au nom de sanctions américaines, qu’ils perçoivent comme une atteinte à leur souveraineté.
Le refus occidental de reconnaître à ces États le droit de se défendre, y compris par des moyens nucléaires, est vécu comme une humiliation et un frein au pluralisme des relations internationales.
Dans ce nouveau paysage : Le fort, comme la Chine ou la Russie, se sent légitime d’intimider à son tour. Le faible cherche la protection de nouveaux alliés (comme l’Iran avec les BRICS+). Le « fou » exploite la confusion ambiante pour imposer sa propre stratégie, sans rendre de comptes.
Vers une alliance des résistances démocratiques
Charillon s’interroge : l’Europe, sans vocation à intimider ni réelle autonomie stratégique, peut-elle encore résister à la logique de l’intimidation ? La fiabilité déclinante des États-Unis rend la question plus urgente. Face à cette vulnérabilité, il identifie un contre-pouvoir inattendu : la société civile.
Plus que les États, ce sont aujourd’hui les peuples - de Taïwan à l’Ukraine, de Hong Kong à Téhéran - qui opposent une résistance directe à la brutalité politique. Ces soulèvements, même réprimés, sont devenus plus fréquents, plus visibles, plus structurants. Ils forcent les régimes autoritaires à revoir leurs certitudes, à reculer parfois, à composer souvent.
Charillon appelle à tirer les leçons de ces mobilisations : enseigner la résilience à des opinions publiques facilement intimidées, créer des réseaux transnationaux de solidarité, soutenir les opposants démocrates dans les régimes autoritaires, dialoguer avec les républicains américains critiques de Trump, ou les voix israéliennes qui s’opposent aux dérives de Netanyahou.
Il faut voir dans certaines jeunes démocraties - plus audacieuses, plus inventives - des modèles pour des puissances traditionnelles fatiguées. Une alliance souple, mais déterminée, entre ces foyers de résistance pourrait redonner souffle et crédibilité à la démocratie libérale face aux stratégies d’intimidation mondialisées.
Figures de résistance : un leadership féminin face à l’intimidation
La lutte contre l’intimidation - qui ne fait que commencer - a besoin de figures nouvelles. Nombre d’entre elles sont des femmes, incarnant à la fois détermination et charisme. Parmi elles : Kaja Kallas, Première ministre estonienne, fervente défenseure de l’Ukraine, placée sur liste noire par Moscou. Sanna Marin, cheffe du gouvernement finlandais (2020–2023), qui a mené son pays neutre vers l’OTAN. Zuzana Čaputová (Slovaquie), Mette Frederiksen (Danemark), et même Giorgia Meloni (Italie) ont toutes affiché une fermeté certaine à l’égard de Moscou. Plusieurs femmes ministres des Affaires étrangères, issues d’États modestes, jouent aussi un rôle de premier plan. L’ancienne présidente taïwanaise Tsai Ing-wen ou l’ex-Première ministre néo-zélandaise Jacinda Ardern illustrent également cette posture d’intransigeance face à la menace.
Charillon soulève une dernière question : la résistance à l’intimidation serait-elle aujourd’hui portée par des femmes de caractère, opposées à des hommes forts ou « fous » ?
Apprendre de cette détermination - ici ou ailleurs - est essentiel. Freiner l’escalade brutale et résister à la logique d’intimidation constitue l’un des défis majeurs des relations internationales contemporaines.
IMPRESSIONS
Quel ouvrage percutant sur la géopolitique contemporaine ! En un nombre de pages pourtant restreint, Charillon parvient à condenser une richesse d’informations impressionnante. Les analyses sont denses, les exemples concrets, et les perspectives souvent stimulantes. Chaque section ouvre une porte vers un approfondissement possible, que ce soit sur les logiques d’intimidation, la transformation des rapports de force ou les nouvelles figures de la résistance politique. Il s’agit d’un point de départ fécond pour qui souhaite mieux comprendre les dynamiques actuelles du pouvoir international, sans pour autant prétendre épuiser la complexité du sujet.
APPRÉCIATION
Un ouvrage politique coup de cœur ♥️